« Tout se paie », affirment en chœur les économistes libéraux sur le ton de l’évidence. L’enseignement universitaire véhicule cette vision qui exclut in fine tout désintéressement dans les rapports humains. Pourtant, le rôle central de l’argent dans nos sociétés relève en grande partie de l’idéologie, et pas seulement d’un débat « réaliste » sur l’efficacité en économie.
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« Dans la vie, rien n’est gratuit. » Cet adage, qui semble l’expression du bon sens, reflète en réalité la pensée économique dominante. Distillé par les théoriciens à la mode et maints manuels universitaires, il participe d’une vision sociale où tout est forcément marchand. Mais d’où vient cette idée qui opère un amalgame entre les notions de coût, de prix et de valeur pour faciliter l’extension du marché au détriment des biens publics et communs ?
Déguisé en indigent.
En 1975, l’économiste américain Milton Friedman publiait There’s No Such Thing as a Free Lunch (« Un repas gratuit, ça n’existe pas »), mais l’expression circulait déjà depuis longtemps. On raconte une anecdote édifiante à propos de Vilfredo Pareto, théoricien libéral de l’école de Lausanne qui soutenait l’existence de lois économiques semblables à celles de la physique. Pareto se serait déguisé en indigent pour demander à son contradicteur, l’économiste allemand Gustav von Schmoller, où trouver un restaurant servant un repas gratuit. Ce dernier aurait répondu qu’il n’existait aucun endroit semblable, administrant ainsi la preuve que tout est marchand. Mais cette anecdote, devenue précepte enseigné aux étudiants, a-t-elle quelque fondement historique ? On sait, par exemple, qu’au XIXe siècle les saloons nord-américains proposaient des repas gratuits. Les clients devaient seulement payer la boisson qui accompagnait les plats, en général très salés.
Plus tard, lors des débats sur l’Etat-providence aux Etats-Unis, l’anecdote a été utilisée par les adversaires du président Franklin Delano Roosevelt et de tous les partisans du welfare state. En 1942, le journaliste Paul Mallon réagissait ainsi à la proposition du vice-président Henry Wallace de garantir un minimum de nourriture, d’habillement et de logement à tous les Américains : « M. Wallace oublie qu’il n’a jamais existé de repas gratuit. A moins que l’humanité n’acquière des pouvoirs magiques, quelqu’un devra toujours payer pour le repas gratuit accordé à un autre. » Très vite, la formule, « il n’existe pas de repas gratuit » est devenue le point d’orgue de la théorie du choix rationnel. Quand les individus ou les sociétés veulent obtenir quelque chose, la quantité par définition limitée des ressources les oblige à renoncer à autre chose.
Selon cette théorie, dans une « économie de marché idéale », chaque chose a un prix et qui veut l’obtenir doit le payer. Il ne s’agit pas ici de morale mais de logique. Fixé par la loi de l’offre et de la demande, le prix d’un bien détermine (et reflète) l’efficacité économique. Toute autre situation révèle une « défaillance du marché », un problème à régler, et pas une réalité dont on doit s’accommoder.
La défaillance du marché
Prenons le cas des « biens publics (1) », dont l’exemple classique est le phare qui oriente les bateaux le long des côtes. La lumière qu’il diffuse est gratuite. Il serait d’ailleurs difficile d’imaginer un système de paiement à la charge des navigateurs qui, par définition, ne font que passer et partent sans laisser de traces. Pour les économistes dominants, cette situation est problématique. En effet, si la construction des phares avait été confiée au marché, il n’en existerait aucun. C’est grâce à l’intervention des pouvoirs publics, qui se sont dotés des ressources nécessaires grâce à l’impôt, qu’ils ont été érigés. Et le raisonnement peut s’étendre. Finalement, la lumière des villes est un bien public, au même titre que l’air propre, le savoir ou les océans.
Pour certains économistes (2), la propriété privée a précisément pour origine la nécessité de régler le « problème » des biens publics. C’est-à-dire de trouver le moyen d’imposer un prix à l’utilisateur d’un bien. Ainsi, on pourrait penser que les routes doivent logiquement avoir un statut public. Eh bien, on imagine les péages, solution capitaliste inspirée des octrois du Moyen Age ! Le même principe vaut pour le savoir : sa privatisation est-elle difficile ? Serait-elle néfaste ? Qu’à cela ne tienne ! On invente les droits de propriété intellectuelle.
Pour la théorie dominante, la gratuité est une pathologie qui découle de contraintes naturelles ou techniques ; c’est une exception à la bonne règle. En principe, celui qui veut acquérir un bien ou en jouir doit en payer le prix. Et peu importe que l’argent devienne la condition d’accès à tout. Peu importe également les biens qui, par nature ou par fonction sociale, ne doivent pas avoir de prix, comme la santé ou l’éducation.
Principe de nécessité
Pourtant, la logique marchande ne saurait s’étendre à tout. Ainsi, il existe des choses ou des êtres dont le respect est plus important que la recherche de la prétendue efficacité économique. C’est le cas des personnes ou des organes humains. Par ailleurs, certains biens pourraient avoir un prix, mais n’en ont pas parce qu’une partie de leur valeur résulte de leur utilisation partagée : une place publique, par exemple. Enfin, il y a des biens auxquels tous doivent avoir accès, indépendamment de leur pouvoir d’achat, parce que la nécessité l’exige. Au Portugal, on dit qu’« un verre d’eau ne se refuse à personne » et, même dans les établissements commerciaux, on donne de l’eau à celui qui en demande. De même, le médecin a le devoir de prêter assistance en cas de danger.
Pendant très longtemps, il revenait aux œuvres de charité de distribuer les biens de base aux indigents. Mais cette situation ne répond que très imparfaitement à l’impératif de nécessité. C’est ce que voulait dire Adam Smith — qu’on a souvent mal compris — quand il affirmait que ce n’est pas de la bonté du boucher qu’on doit espérer notre dîner. La bienfaisance nous rend débiteur tandis que le marché est censé nous libérer de tout lien de dépendance : en payant le prix, nous serions libres. C’est pourquoi Smith souhaitait que tous puissent payer les biens de première nécessité. Cependant, le capitalisme, on le sait, n’a pas accompli ce souhait, même si, dans certains cas, il s’est approché de l’idéal qu’évoquait Wallace : la garantie, par les pouvoirs publics, d’un minimum de nourriture, d’habillement et de logement.
Finalement, le choix de ce qui doit, ou ne doit pas, être objet d’une transaction marchande relève avant tout de l’éthique (3). Le marché repose sur des normes historiquement construites et incrustées dans la culture qui sont appelées à évoluer. Finalement, von Schmoller aurait dû l’emporter sur Pareto. S’il existe des « lois » en économie, elles sont créées par les êtres humains ; elles ne découlent pas de la nature. Nous pouvons donc les modifier.
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(1) Lire Philippe Quéau, « A qui appartiennent les connaissances ? », Le Monde diplomatique, janvier 2000.
(2) Cf. Armen A. Alchian et Harold Demsetz, « The property right paradigm », The Journal of Economic History, vol. 33, n° 1, Cambridge, 1973.
(3) Elisabeth Anderson, « The ethical limitations of the market », Economics and Philosophy, n° 6, Cambridge, 1990.
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Artigo publicado em http://www.monde-diplomatique.fr/2012/10/CALDAS/48287